Alex, 32 ans, fantôme moderne

Alex se considère comme un des nombreux « fantômes modernes »- comme il aime à les appeler-  qui errent devant la gare Lille-Flandres … Tout le monde les voit mais très rares sont ceux qui s’arrêtent. Sac à dos plein mais poches vides, il nous raconte ses aventures dans les rues de Lille.

 

Circonflex : Alex, comment se retrouve-t-on à la rue ?

Alex : Un chemin classique si l’on veut… six ans de relation et du jour au lendemain, la clef ne rentre plus, la serrure a été changée et le compte commun vidé. C’est double peine, plus de chez-soi et plus d’argent. La suite, c’est que je perds mon taff à la Chicorée à Lille : comment être propre au travail quand t’as pas la possibilité de te laver ? La suite, tu la connais …

 

Que pensais-tu des sans-domicile-fixe avant que cela t’arrive ?

Franchement j’étais loin de la réalité, mec.  Je pensais que c’était des gens qui aimaient la rue, qu’ils étaient tous feignants et qu’ils se complaisaient dans leur situation… Maintenant que je suis là, je comprends.  Avant, je ne leur donnais même pas l’heure, aujourd’hui, c’est à mon tour de la demander… Je comprends de plus en plus celui qui se réfugie dans la drogue ou dans l’alcool. Tant qu’on ne le vit pas, on ne peut pas imaginer ni même essayer de comprendre cet engrenage.

 

On n’est plus des êtres humains

 

Quel bilan fais-tu de ta vie de SDF à Lille, en 2020 ?

Ce qui me marque, ce que je retiens essentiellement, c’est l’indifférence des passants. 90% des SDF que tu vois ici  -il  montre les gens autour- ne se lavent même plus, ne cherchent même plus à le faire : ils ont perdu espoir… Même moi, j’éprouve de la pitié pour eux et c’est en voyant ça que je me bats tous les jours ! Il faut être fort et avoir un mental d’acier ici.

 

Quel a été le pire et le meilleur moment qui te soient arrivés depuis que tu es à la rue ?

Le pire, c’est clairement douze mecs bourrés qui, sans raison valable,  tabassent un mec qui a sûrement l’âge de leurs darons.  Ce jour-là, moi, j’ai perdu mon phone et trois dents : on n’est plus des êtres humains finalement… Puis il y a le meilleur, et le meilleur, c’est toi. T’es ma plus longue discussion depuis des mois. D’habitude, ça se limite plus à « je n’ai pas le temps ». Tu vois les fantômes, apparemment  (il sourit)…

 

Case prison au Monopoly

 

Qu’est-ce qui te manque le plus ? Qu’espères-tu aujourd’hui ?

Un bon lit bien chaud et ma fille (il marque un blanc, laisse échapper un soupir). Du fond du cœur, c’est uniquement ça qui me manque ! Parfois je pleure… Tu sais, très souvent je pense à ma fille, j’imagine qu’elle doit me réclamer, elle doit se dire,  il est où papa ? . Je veux qu’elle soit fière de moi et je ne veux pas voir quelqu’un d’autre l’élever, ça me tuerait ! T’imagines quand elle aura grandi, si elle passe juste devant moi devant cette gare ? (il tourne la tête, une larme coule)

 

 

Mais tes amis ? Ta famille ? Personne ne bouge pour toi ?

Ce qu’on ne te dit pas, et que tu découvres après, c’est qu’une fois que t’es à la rue, c’est comme si tu passais par la case prison au Monopoly : tu reviens au point de départ et tout le monde te double sans te regarder. Ma mère est morte il y a quatre ans et je n’ai jamais connu mon père, alors forcément, la liste se rétrécit.  Chaque soir et chaque matin dans ma tête, il n’y a que :« mais qu’est-ce que je vais faire ? ». Je me suis même dit à un moment que je devrais peut-être songer à oublier la morale pour m’en sortir, à faire des conneries…En prison, au moins,  t’es dans le système…

 

Le Alex d’avant est mort

 

Nous sommes en pleine crise sanitaire, l’Etat n’est pas censé faire quelque chose pour vous ?

On a le droit à deux ou trois aides mais la COVID-19 n’arrange rien et ne facilite pas la vie. Il n’y a pas de réelles mesures qui sont prises. Même les masques, ce sont les gens qui font des maraudes qui nous les fournissent.  Eux, ils me redonnent espoir en l’Humanité (il sourit) … Mais à part cela, on n’a rien, même plus l’accès aux associations …

 

Alex, quel message aimerais-tu faire passer à nos lecteurs ?

Cela va sûrement t’étonner mais même moi, dans la situation précaire dans laquelle je suis, je voudrais dire que l’argent ne fait pas le bonheur ! Alors certes, c’est vrai, ça  me permet de dormir au chaud mais ce n’est pas ce qui va me rendre heureux… Ce qui rend vraiment heureux, c’est l’amour des siens. C’est l’amitié. C’est une vie sociale. Le Alex d’avant est mort. Le nouveau a fait du chemin, il en a compris, des choses ! Je veux juste que les gens se rendent compte que ça peut aussi leur arriver, que personne n’est à l’abri des aléas de la vie.  Qu’ils viennent dire bonjour, ça changera un peu ! Peut-être même qu’ils pourraient changer ma vie, qui sait ?

Ryan Baruchel