Laos : d’un poisson par famille à un restaurant Michelin

Une histoire de foi de courage et de travail : Circonflex a rencontré Vita Phanouvong, un Laotien qui a fui le régime communiste du Viêt Nam dans les années 70 pour se réfugier dans le Nord. Venir en France les poches vides et devenir chef Michelin spécialisé dans la nourriture thaïlandaise : un exemple qui prouve bien qu’il ne faut jamais baisser les bras.

         Des ruelles en pierre de la vieille ville, la rue de Gant est sûrement la plus connue des gastronomes avec ses petits estaminets. C’est lors d’une journée fort ensoleillée, bien que la saison ne s’y prête pas, que nous poussons les portes d’un petit restaurant nommé « The Meet People », situé à notre gauche. Son nom annonce déjà son aspect familial et chaleureux. Le restaurant est vide, mais rien d’anormal : nous sommes au cœur d’un mardi après-midi. Derrière le bar, notre portrait du jour se bat avec une machine à café : « Salut, salut ! Je voulais te faire un café, est-ce que tu sais comment faire fonctionner l’appareil ? ». Une fois la machine dressée et le café coulé, on monte au premier étage. Nous nous asseyons à la table 21, connue des serveurs du lieu pour être celle des amoureux. Est-ce pour cela que Vita commence à raconter son histoire par sa rencontre avec sa femme ? « Elle avait onze ans et moi j’en avais seize. Je jouais à la guitare dans le camp de réfugiés politiques en Thaïlande. Je lui ai dit ‘Hey, petite nana, viens écouter’, c’est comme ça qu’on s’est connus. Elle venait d’arriver au camp. »

« Si tu n’es pas content, on te flingue »

         Fils d’un général de l’armée du Royaume du Laos, la vie de Vita et sa famille bascule quand les communistes du Pathet Lao prennent le pouvoir dès 1973. « C’étaient des durs, les hommes d’état se baladaient avec des kalashnikov. Tu marches dans la rue, tu baisses la tête. Si tu n’es pas content, on te flingue », raconte Vita. À peu près tous les quinze jours, toute la ville était soumise au travail forcé. Et Vita devait aussi y participer. « Parfois c’était une punition. Mais la plupart du temps, c’était juste pour faire souffrir. » Vita a continué d’aller à l’école jusqu’à ses seize ans, où continuellement on lui « lavait le cerveau » avec de la propagande communiste : « On devait détester les occidentaux. Comment pouvais-je le faire quand mon papa en faisait partie ? ». Son père a été enfermé dans un camp de concentration en 1975. Il y est resté pendant treize ans.

« Quitter le Laos au plus vite »

         « Le jour de mes seize ans, le proviseur de mon école m’a annoncé que j’allais devoir partir au Vietnam pour apprendre à être pilote d’avions de chasse pour faire les Kamikazes. Quand ma mère a entendu cela, elle m’a dit que je devais quitter le Laos au plus vite », raconte Vita. Ils ont donc contacté les militaires pro-américains qui se cachaient dans la jungle pour qu’ils accompagnent le jeune homme, son frère, ses trois sœurs et des enfants des voisins à la frontière thaïlandaise : ils étaient vingt en tout. Sa mère est restée au Laos avec les petits à attendre que le père de Vita soit libéré. « Le jour du départ, j’ai déterré les armes de mon père que j’avais enfouies pour les cacher aux communistes. On était prêts à partir. Je n’avais pas d’argent, c’est tout ce que j’ai pu donner aux pro-américains. » Ils sont arrivés en Thaïlande dans un camp de réfugiés politiques, où 50.000 Laotiens ont trouvé refuge « Je suis resté dans ce pays pendant deux ans. On ne pouvait le quitter qu’en payant le policier. J’étais obligé d’en sortir pour aller travailler et nourrir ma famille ». Le monde derrière la frontière du camp était stigmatisant : « Ça m’arrivait de travailler toute la journée, mais à la fin on refusait de me payer, parce que j’étais réfugié politique. On me disait de dégager. Quand j’y pense, ça me touche énormément. Ça me fait de la peine ». Autre souvenir douloureux que le sexagénaire a gardé de ces camps : la nourriture qui venait souvent à manquer. Les Thaïlandais ne donnaient qu’un seul repas par jour, un tiers de poisson par famille réfugiée. « Si on tombait sur la tête, on ne mangeait pas : il n’y a pas de chair. Et on ne pouvait rien dire. Ça m’arrivait aussi de rester avec un bocal dehors sous la pluie pour récupérer de l’eau potable pour mes frères et sœurs. »

« Mais c’est quoi l’hiver ? Je ne connais pas ! »

            En 1979, l’ONU incite les Laotiens réfugiés en Thaïlande à choisir un « troisième pays », c’est-à-dire un nouveau pays d’accueil. Une étape nouvelle dans la vie de Vita et de sa famille. Une de ses sœurs est sélectionnée pour partir aux États-Unis. Le reste de la famille attend l’autorisation de partir en France, le pays de leurs rêves. C’est un professeur de la langue de Molière, également réfugié dans le camp, qui leur a parlé de cette destination devenue à l’époque un objectif. « Le mois de novembre en Thaïlande est une période douce. Avant de partir, le prof m’avait dit que je devais préparer des habits chauds, car c’était l’hiver en France. Mais c’est quoi l’hiver ? Je ne connaissais pas !  Je ne connaissais pas le froid ! », s’exclame Vita.

À Paris, la neige les accueille. Une première pour les jeunes Laotiens. « Je n’avais jamais vu ça ! Tout était blanc. J’ai réveillé mon frère et je lui ai demandé : pourquoi c’est blanc ? C’est quoi ? Ça ne peut pas être de la neige ? », se souvient Vita. La découverte de l’hiver est suivie par d’autres nouveautés : le chocolat, les pommes de toutes les couleurs, les bananes énormes, le fromage qui pue, la monstrueuse tour Eiffel.

« Cette histoire est une preuve qu’il ne faut jamais baisser les bras »

            Leur oncle, qui vit en France depuis deux ans, les emmène à Arras où Vita a inscrit ses frères et sœurs à l’école afin d’apprendre les bases du français. Lui-même suit l’école pendant six mois et commence à travailler en 1983 dans un restaurant. « À l’époque, il fallait que je prenne le premier boulot que je trouve ». En 1987, son père est relâché du camp de concentration. Mais il est très malade. Dès que Vita le peut, il lui envoie des médicaments, de l’argent. Tous les mois, Vita soutient ses parents. Et encore aujourd’hui, comme depuis 30 ans, il leur envoie une partie de son salaire.

En 1999, il se marie avec la petite fille du camp, envoyée elle aussi dans le nord de la France. Et son petit boulot de cuisinier à Arras se transforme en passion : il a travaillé pendant neuf ans dans un restaurant thaï en tant que chef d’un restaurant Michelin. Et il côtoie parfois les plus grands. « Johnny Hallyday venait manger au restaurant après ses concerts au Zénith de Lille. Il m’appelait ‘petit chef’. Les flics bloquaient le quartier, c’était pire que le président » en rigole encore Vita.

Aujourd’hui, Vita a trouvé sa place dans ce petit restaurant chaleureux de la rue de Gant, où il fait travailler ses proches : « Je n’oublie jamais la famille, c’est pour cela que je les ai fait venir dans le Nord. Ça fait treize ans qu’ils travaillent avec moi. » Vita nous montre les photos de ses enfants, qui sont grands aujourd’hui, de barbecues et de pétanques avec ses amis. « Je suis content, ma famille a réussi. Cette histoire est une preuve qu’il ne faut jamais baisser les bras ».

L’encadré :
1964 – 1973 : Guerre civile laotienne, opposant le Pathet Lao (soutenu par la Chine) et le royaume du Laos (soutenu par les États-Unis). 
1973 : Le désengagement des États-Unis. 1975 : Prise de pouvoir du Pathet Lao – le Laos tombe sous l’influence de Viêt Nam communiste. 
1977 : Vita quitte Laos et arrive au Thaïlande1979 : Vita arrive en France2000 : Vita s’installe à Lille, commence à travailler en tant que chef Michelin.
2009 – aujourd’hui : chef au « Meet People ».