Jours sans faim

Quand se nourrir devient une douleur et que son corps perd le contrôle. Quand sa vie n’est plus qu’un vide, alors que reste-t-il ? Le combat. Chaque matin, chaque minute de chaque heure, Ella se bat encore contre la tentation du ventre vide. Étudiante en droit privé et en sciences criminelles, à l’Université catholique de Lille, Ella, 22 ans, nous livre son histoire entre anorexie et boulimie, pertes et gains. Elle n’est pas un cas isolé. Les troubles du comportement alimentaire (TCA), sont des maladies encore trop taboues aujourd’hui. Pourtant, 600 000 jeunes âgés de 14 à 20 ans repoussent toujours plus loin les limites du jeûne et de la torture.

Son entourage est habitué à l’ancienne Ella, souriante et apaisée. Mais c’est songeuse que l’on retrouve notre interlocutrice, troublée et fragilisée en cette froide et pluvieuse soirée de novembre dans un bar lillois au Vieux-Centre de Lille. Elle se souvient, elle raconte.

Poitrine qui pousse. Pilosité qui augmente. Manque de confiance en soi. Autant de facteurs qui font d’un simple cours de natation une mise à l’épreuve quand notre corps de femme commence à se former. Au collège arrive le moment redoutable où l’on doit tous se mettre en maillot de bain devant ses camarades de classe. Ella, 14 ans à l’époque, a très mal vécu le regard des autres, et son rapport à son corps a commencé à se dégrader. Ses problèmes familiaux et sa tendance dépressive ont trouvé un terrain d’entente. Elle saisit la maigreur comme un cri et elle vomit la vie, le vide, la tristesse.

« Quand ma perte de poids a commencé à se voir physiquement, j’ai reçu des remarques élogieuses et positives. Un camarade de classe s’est même permis de me dire que j’étais vraiment plus jolie, maintenant que j’avais perdu du poids… » Dans cette quête enivrante, elle cherche l’isolement et l’indifférence. Ne plus pleurer, ne plus entendre, ne plus sentir. Elle commence sa routine le matin, en buvant de l’eau pour faire taire les cris de famine que son ogre de ventre émet. Le midi, elle mange à la cantine, toujours la même chose, un panini et des frites. S’ensuivent la culpabilité, puis les vomissements. Ella avoue « Le soir, je mangeais la moitié de ce que ma mère préparait… ou alors je ne mangeais rien du tout. » La tristesse ne lui donne plus goût à la vie, au point qu’elle oublie de manger.

« J’avais besoin d’aide »

C’est l’histoire d’une jeune adolescente qui compte. Elle compte chaque calorie. Elle compte les heures, les minutes, les secondes qui la séparent de sa prochaine confrontation avec son ennemi redoutable. Tout commence par la diminution de ses apports caloriques par-ci par-là. Elle diabolise les aliments gras, les sucres rapides, les sucres lents… La liste n’en finit plus. Elle devient inconsciemment une nutritionniste autodidacte. Le sport s’invite dans la spirale infernale. La maladie s’installe. Un sentiment de puissance né du contrôle pousse à une satisfaction temporaire. Ella se sent tellement plus légère. Elle ne veut pas mourir, juste s’effacer. Se dissoudre. Combler le vide qui est la cause de sa tristesse. Sans surprise, s’ensuit une extrême faim à cause de trop de restrictions. Ella confesse en haussant les épaules : « Je cassais ensuite toute ma diète et j’allais me faire un gros menu au McDonald’s ou un kebab. Puis, je recommençais à ne plus manger. J’avais besoin d’aide mais je ne me rendais pas compte que c’étaient des TCA. C’est en allant voir une psychologue que j’ai réalisé mon rapport malsain à la nourriture ». Comment en est-elle arrivée à peser 48 kg seulement, pour un mètre soixante-huit ?

Petite fille, Ella se mange des réflexions de la part de sa belle-mère, ex-femme en surpoids. Elle lui inculque qu’il faut « être mince pour être une bonne femme ». C’est le genre de belle-mère qui prend toujours des salades au McDonald’s… La puberté d’Ella est précoce. Elle est une jeune fille « grosse », avec des formes héritées des gènes espagnols du côté de sa mère. Mais « grosse, ce n’est pas un gros mot » précise Ella, le sourire aux lèvres.

En première année de licence, son anorexie est à son comble. Au point qu’elle tombe souvent dans les pommes. « Mes problèmes avec la nourriture étaient liés à mes problèmes familiaux, la tristesse et la dépression. » Le confinement en mars 2020 alourdit la réconciliation avec soi-même. Elle se sent perdre le contrôle à nouveau. Ella se replace sur sa chaise et explique avec un regard profond : « la boulimie se caractérise par des fringales où j’ai l’impression d’avoir faim. J’engouffre des quantités énormes de nourriture en peu de temps. » Le poids de l’emprise l’emmène aux placards. Tout y passe. Pâtes crues. Boîtes de conserves. Mélanges improbables. Elle se donne mal au ventre jusqu’au vomissement. Elle est comme une bouche énorme, avide, prête à tout engloutir. Elle veut vivre vite, fort, elle veut remplir cette plaie de l’enfance, cette béance en elle jamais comblée. Son poids fait continuellement le yoyo, entre prise et perte de kilos.

« Ce n’est pas parce qu’on a pris du poids que l’on doit absolument le reperdre. »

Le regard baissé et la voix brisée, elle confie : « J’avais l’impression de ne plus savoir me nourrir. Je ne mangeais même pas par plaisir, mais par procuration. Je me suis rendue compte qu’il ne fallait pas que ça prenne une tournure malsaine ». Elle décide de s’autoriser à manger ce dont elle a envie, sans pour autant se laisser aller complètement. Pour trouver l’équilibre.

Pensive. Avec un ton bienveillant. Le conseil qu’elle donne aux filles qui souffrent ou qui pensent avoir des troubles du comportement alimentaire, c’est de prendre rendez-vous avec un psychologue ou un médecin généraliste pour comprendre l’origine du mal-être. Les TCA peuvent avoir comme point de départ des blessures familiales, des traumatismes divers, une agression sexuelle ou pire encore. Ce n’est pas évident d’être confronté à un professionnel, c’est pourquoi il est possible de joindre la ligne téléphonique Anorexie boulimie info écoute. Ella continue : « Notre poids n’est pas une dette à rembourser. Ce n’est pas parce qu’on a pris du poids que l’on doit absolument le reperdre. » Sa psychologue lui a prodigué de précieux conseils pour déconstruire son obsession du contrôle. Elle lui a suggéré d’acheter un carnet pour écrire toutes les choses qu’elle déteste chez elle. Si ces mots rabaissants sortaient de la bouche de sa meilleure amie ? Elle les trouverait déplacés. Sans pour autant lui en vouloir. Alors, pourquoi ne se traite-t-elle pas avec la même bienveillance que celle qu’’elle accorde aux autres ?