Il franchit les portes de la maison d’arrêt de Douai sans appréhension. Le bruit des verrous, le cliquetis des clés, les longs couloirs aux murs pâles font désormais partie de son quotidien. Jean-François Van Nieuwenhuyse, 79 ans, délégué interrégional de l’Association nationale des visiteurs de prison (ANVP) pour les Hauts-de-France, consacre depuis plus d’une décennie son temps à ceux qu’on ne voit plus, ceux qui, derrière les murs, continuent pourtant d’exister.
Éducateur de rue
Éducateur spécialisé de formation, ancien travailleur social dans les quartiers populaires du Nord, Jean-François n’a jamais quitté les marges.
« J’ai passé vingt et une années comme éducateur de rue », raconte-t-il. « J’étais au contact des jeunes du quart-monde, des familles qui survivaient dans la misère, la violence, la précarité. » À la retraite, il refuse l’inactivité. « J’avais besoin de rester utile, de continuer à tendre la main. » C’est par le biais d’une connaissance qu’il découvre l’ANVP, une association fondée pour maintenir un lien humain entre les personnes incarcérées et le monde extérieur. Treize ans plus tard, il en est devenu l’un des piliers régionaux. En tant que délégué interrégional, il coordonne plus de 200 visiteurs bénévoles répartis dans les établissements pénitentiaires du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme.
“On entre avec ses idées, on ressort avec d’autres”
Sa première visite en détention reste gravée dans sa mémoire.
« Quand on franchit pour la première fois les grilles, on s’attend à du bruit, à de la tension. En réalité, c’est le silence qui impressionne le plus. » La prison, il la découvre d’abord comme un lieu de vide et d’attente, où la solitude pèse plus lourd que les murs. « Ce qui m’a frappé, c’est l’absence de regard. L’homme qu’on met à l’écart devient invisible, y compris pour lui-même. »
Les visites se font toujours à la demande du détenu. « C’est lui qui envoie une requête au SPIP, le service de probation et d’insertion pénitentiaire , explique Jean-François. Nous, on ne sait rien d’autre que son nom, son prénom et son matricule. C’est très bien ainsi : cela nous évite les préjugés. » Il marque une pause, le regard fixe. « Un jour, j’ai appris par hasard que la personne que je voyais était incarcérée pour violences sexuelles sur enfant. Il m’a dit : “Mais non monsieur, je ne l’ai pas violée, c’était avec le doigt.” »
Silence. « Ce jour-là, j’ai compris pourquoi on ne devait pas savoir. Parce que si on savait, on ne viendrait plus. » Depuis, il entre chaque semaine dans ces espaces clos. Pas pour juger, ni pour réinsérer, mais pour écouter. « Un visiteur n’est pas un thérapeute. Il n’est pas là pour réparer quoi que ce soit. Il est là, simplement. Et ça, c’est déjà beaucoup. »
Éviter que le temps ne détruise l’esprit
Entre la maison d’arrêt de Douai et la maison centrale de Vendin-le-Vieil, Jean-François observe deux univers. « À Douai, on est dans une prison de passage, avec des peines courtes. C’est presque vivant, parfois bruyant. À Vendin, c’est tout l’inverse : un silence de plomb, des hommes enfermés pour très longtemps, souvent à l’isolement. Les détenus ne se croisent pas, chacun reste dans sa bulle. » Ces différences influencent profondément le rôle des visiteurs. À Douai, il faut accompagner des hommes dans la rupture, parfois la peur du jugement. À Vendin, il s’agit avant tout d’éviter que le temps ne détruise l’esprit. « Certains détenus passent vingt-trois heures par jour en cellule. Le lien avec un visiteur, c’est parfois la seule parole sincère qu’ils auront dans la semaine. »
« Un des rares ponts entre le monde carcéral et la société »
En tant que délégué, Jean-François forme, conseille et soutient les bénévoles de l’ANVP.
« Ce n’est pas simple de rester motivé dans cet environnement. On ne voit pas les résultats de son action, on doute, on se heurte à la bureaucratie. » Il insiste sur la dimension humaine du rôle : « Il faut accepter de ne pas tout comprendre, de ne pas avoir de solution. Parfois, être assis face à quelqu’un et le laisser parler, c’est déjà lui redonner sa dignité. » Pour lui, les visiteurs représentent l’un des rares ponts entre le monde carcéral et la société. Ils rappellent, semaine après semaine, que l’enfermement n’efface pas l’humain.
“La prison ne doit pas être une punition absolue ”
Jean-François n’a jamais idéalisé le milieu pénitentiaire. Son ton est direct, lucide :
« On confond souvent prison et maison d’arrêt. La moitié des détenus viennent du quart-monde. Ils ne sont pas là pour des crimes atroces, mais parce qu’ils ont grandi dans des vies cassées. » Il regrette que la société ne comprenne pas toujours le rôle de l’ANVP :
« Beaucoup pensent : ils ont fauté, ils doivent payer. Mais la prison ne doit pas être une punition absolue. Elle doit permettre un retour possible. » Il évoque aussi les réussites silencieuses :« Quand un homme de cinquante ans décroche son premier diplôme en prison, c’est une victoire. Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est immense. »
« Être là, c’est déjà beaucoup ».
On lui demande ce que la prison lui a appris. Il sourit. « La patience. Et l’humilité. On ne sait pas quand on fait du bien, ni quand on fait du mal. Parfois, une simple conversation suffit à ranimer quelque chose. »
Il refuse la posture de “sauveur” : « Je ne suis pas là pour changer le monde. Mais tant qu’il y aura quelqu’un derrière une porte qui attend qu’on lui parle, j’irai. » Dans son bureau de Lille, il reçoit encore chaque semaine de nouveaux bénévoles qu’il forme avec bienveillance. Loin des projecteurs, Jean-François Van Nieuwenhuyse incarne une forme d’humanisme discret, têtu, profondément ancré dans le réel. « La prison, c’est l’école de la patience », répète-t-il souvent. « On n’y vient pas pour juger, mais pour comprendre. Et parfois, simplement être là, c’est déjà beaucoup. »
Thorin Noé.


