Guerre en Ukraine: quels impacts sur la mobilité étudiante ? Les éclaircissements de Natalia Guilly-Sulikashvili, maître de conférence à l’Université Catholique de Lille

Alors que le conflit russo-ukrainien s’intensifie aux portes de l’Europe, une multitude d’individus sont impactés.  Les étudiants sont parmi eux. Certains étaient dans les pays belligérants lors du conflit, ou prévoyaient de s’y rendre en échange universitaire.

Lille est une des plus grandes villes étudiantes de France, notamment grâce à l’Université catholique de Lille, qui rassemble près de 38500 étudiants, qui ont tous l’opportunité de partir à l’étranger, tandis que de nombreux étudiants étrangers sont accueillis chaque année.

Circonflex Mag a pu rencontrer et poser des questions à Natalia Guilly-Sulikashvili, maître de conférences à l’Université Catholique de Lille, enseignante-chercheur en civilisation russe, responsable pédagogique du master affaires internationales trilingues, et vice-doyen du pôle langue à la faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH). Au cœur des enjeux actuels du fait de ses différentes casquettes, nous avons pu lui poser des questions sur l’impact du conflit sur la mobilité étudiante, et sur la situation géopolitique actuelle.

Bonjour madame, merci beaucoup de nous recevoir et d’accepter de répondre à nos questions.

Notre première question porte sur la mobilité étudiante à l’international : Est-ce que le conflit russo-ukrainien a un impact fort sur la mobilité des étudiants ?

Oui évidemment ! Même si à la FLSH nous n’avons pas beaucoup d’étudiants qui partent en Russie ou en Ukraine, car nous n’avons qu’une convention avec une université partenaire moscovite. D’une part, les transports sont fermés vers la Russie, et d’autre part, le recteur a décidé de mettre en pause les départs pour le premier semestre de l’année scolaire 2022-2023. Les départs sont pour le moment déconseillés, mais nous ne savons pas comment la situation va évoluer. Ces mesures touchent 4 ou 5 étudiants pour la FLSH. En revanche, pour l’accueil d’étudiants étrangers, c’est beaucoup plus conséquent : au total une centaine d’étudiants russes et une trentaine d’étudiants ukrainiens étudiaient dans les établissements membres de la fédération de l’Université Catholique de Lille.

Avez-vous dû rapatrier des étudiants qui étaient dans un des deux pays ?

Non, car la crise sanitaire avait déjà ralenti les départs vers ces pays. Une grande partie des cours étant à distance, nous n’avions personne sur place lors du début du conflit. Pour ceux qui devaient partir en échange, nous avons fait du cas par cas en leur proposant d’autres destinations.

Et pour les étudiants étrangers en échange à Lille ?

On leur porte une attention toute particulière. Il y en a 4 à la FLSH, je les ai appelés, je prends de leurs nouvelles, individuellement. Pour eux, c’est très compliqué, car ils ne peuvent pas retourner en Russie, et sont coupés de leur famille.  Ils doivent continuer leur semestre, mais il y a de nombreuses difficultés financières à prendre en compte : une des étudiantes m’a confié que sa carte bancaire ne fonctionne plus du tout !

Pensez-vous que pour les années à venir, la guerre va freiner le nombre d’étudiants qui voudraient partir en échange dans ces pays ?

Je ne sais pas. Avec l’Ukraine, nous n’avions pas de convention donc cela n’aura pas d’impact. En revanche, pour Moscou, avec notre partenaire unique, c’est possible. Nous avons des formations très internationales, notamment en master, où le Russe est enseigné, nous verrons quel est l’impact du conflit sur ces formations.

Nous considérons que tous les étudiants, quelque soit leur origine, ont le droit d’étudier chez nous. Il faut continuer d’accueillir et de considérer les étudiants russes.

Il ne faut pas négliger le facteur humain.

Vous êtes spécialistes des civilisations russes, vous avez publié en 2013 un ouvrage bilan à propos de 20 ans de réforme en Russie qui touche à l’économie, au pouvoir et à la société en général. Auriez-vous une analyse sur ce que pourrait être la suite, voir l’issu du conflit ?

En premier lieu, mon souhait est évidement l’arrêt de la guerre et des massacres inadmissible. Les conséquences vont être nombreuses : selon moi, une nouvelle balance dans le commerce international est en train de se créer à l’Est, avec le rapprochement de la Chine, de l’Inde et de la Russie.

« Les sanctions économiques n’ont jamais apporté une solution politique à un conflit »

Que pensez-vous des sanctions économiques décidés par l’Europe à l’encontre de la Russie ?

Les sanctions économiques ne sont pas la mesure la plus efficace : j’ai mené des travaux qui m’ont amené à comprendre que depuis 10 ans, le gouvernement Russe travail à vivre sous les sanctions. Les sanctions étaient largement anticipées. Les sanctions économiques n’ont jamais apporté une solution politique à un conflit.

Avec ses mesures fortes, l’Europe se pénalise également, car c’est l’un des partenaires commerciaux principaux de la Russie. Le pays a surtout besoin d’un changement politique, car le véritable problème, il vient du leader.

Ces sanctions sont fortes, mais depuis 2014 le gouvernement a construit sa sécurité économique, de façon méticuleuse. Si les sanctions vont affaiblir la Russie, il faut savoir qu’elle est prête à y faire face.

J’ai vécu un conflit, j’ai connu trois pays qui connaissent la guerre : l’Ukraine, la Géorgie et la Russie. Et pourtant, j’ai l’impression que l’histoire ne nous apprend rien. Pour éviter ce conflit, il fallait se questionner dès l’annexion de la Crimée en 2014.

Selon vous, que ressentent les étudiants russes en échange, et la population russe en général ?

« Qui dois-je condamner ? »

Pour les étudiants russes c’est dur, car ils se retrouvent isolés, loin de leur famille, de leur pays. La population russe se sent maitrisée par le régime, car il y a peu de liberté : un opposant actif au régime risque jusqu’à 15 ans de prison ! Pour eux, c’est un conflit fratricide : j’ai moi-même de la famille dans les deux pays : qui dois-je condamner ?

La population russe ne souhaite pas la guerre.

Le risque est que la stigmatisation des Russes par le reste du monde pousse la population vers le nationalisme et le renfermement : c’est très dangereux. Il y a un renforcement du sentiment d’incompréhension des Russes vis-à-vis de l’Occident. Encore une fois, les sanctions ne changent pas les croyances politiques.

Avec les sanctions, nous ne prenons pas le cœur du conflit. Nous n’apportons pas la solution mais le désespoir, dans un pays qui a déjà de nombreuses fractures : à quoi cela peut nous amener ?

Merci beaucoup d’avoir bien voulu répondre à nos questions sur la mobilité étudiante et d’avoir partagé avec nos lecteurs votre analyse de la situation géopolitique autour du conflit en Ukraine.