Celui qui n’est pas resté chez lui.

Dix ans après les attentats du 13 novembre, Jean-Luc, 58 ans, revient sur cette nuit où il a sauvé des vies. En conférence à l’Université catholique de Lille, il partage son histoire.

Aujourd’hui, Jean-Luc Wertenschlag sourit. Mais il y a dix ans, tout a basculé. À l’époque kinésithérapeute hospitalier, il a pris une décision qui a changé sa vie : ce soir-là, il a choisi de ne pas rester chez lui.

13 novembre 2015. Début de soirée. Jean-Luc est assis dans son salon, devant un épisode de NCIS, avec sa fille Opale, 15 ans. 21h30. Une première détonation retentit, puis une seconde. Il lève les yeux. « Ce n’est pas un son qu’on a l’habitude d’entendre à Paris, dit-il. Au début on pense à des pétards ». Mais très vite, ce son va lui sembler familier. Il se souvient de son service militaire, des armes automatiques avec lesquelles il a pu tirer : « ce ne sont pas des pétards, ce sont des tirs d’armes. À ce moment, on ne pense qu’à une chose : se cacher. ». Ils quittent la pièce.

Dans la rue, les rafales résonnent sous leurs fenêtres. Jean-Luc tente de joindre le 17. Sans succès. Il ne sait rien encore du Stade de France, ni des attaques sur les terrasses. De nombreuses pensées traversent son esprit : « Qu’est-ce qu’il se passe en bas de chez moi ? Pourquoi ces gens sont-ils en train de tirer ? ». Il veut savoir. Il décide alors de s’approcher de la fenêtre. Lentement. Il sait qu’un pas peut faire la différence entre la vie et la mort. Il est face à une scène qu’il n’aurait jamais pensé voir de sa fenêtre, dans son quartier, ce quartier qui abrite sa famille depuis plus de 100 ans : une voiture arrêtée, et trois personnes qui tirent sur le bar du bas. Des rafales courtes. L’un vise des véhicules, un autre tire au coup par coup sur les blessés qui bougent encore. « Au départ, je ne comprends pas que c’est un acte de terrorisme, je ne l’imagine pas », explique t-il.

Son téléphone en main, il a un réflexe : prendre une photo.

Les tirs cessent. « Je dis à ma fille : ils sont partis ». Il n’a pas le choix : « je suis secouriste, il faut que j’y aille ». Il prend une trousse de premier secours. Enfile ses chaussures. Et descend. Il découvre une terrasse dévastée. Il aperçoit une jeune femme, une plaie à la cuisse : « le sang jaillissait. Une artère était touchée. J’ai compressé immédiatement. Elle ne pouvait pas m’aider, elle avait une balle dans le bras. Au total, quatre balles dans le corps ». Avec sa ceinture, il improvise un garrot. Grâce à ce geste, elle va survivre. « Quelques jours plus tard, sa soeur m’a appelé pour me donner de ses nouvelles ».

Jean Luc tente de sauver une deuxième victime. Mais cette fois-ci, il n’a plus rien. Il a déjà utilisé sa ceinture. Il enlève alors son tee-shirt pour tenter de faire un pansement compressif au niveau abdominal. Pour tenter de retenir sa vie. Elle ne survivra pas. Sur cette terrasse, ce soir-là, 21 personnes ont perdues la vie.

« Je ne voulais pas que l’horreur rentre chez moi »

Puis les secours arrivent. « La relève », dit Jean-Luc, comme si, à ce moment, il était secouriste professionnel sur le terrain. Lui, il faut qu’il remonte, qu’il aille rassurer sa fille. Il arrive devant sa porte. Premier réflexe : retirer ses chaussures. Immédiatement, il se dirige vers la salle de bain pour les nettoyer. Il explique : « je ne voulais pas que l’horreur rentre chez moi, je pense à ce dans quoi j’ai marché, ça ne doit pas passer la porte ». Il rince ses semelles de chaussures jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien. Il retrouve sa fille, et tous deux appellent la maman pour la rassurer. Infirmière, elle était de garde ce soir-là. Sa fille va se réfugier chez les voisins du dessus. Car Jean Luc, lui, doit redescendre. Il a une preuve, une photo des terroristes.

En bas : « c’est le bordel. Ça court dans tous les sens. On a l’impression qu’il n’y a pas de coordination ». Au milieu de la foule, il aperçoit une femme policière, blonde, les cheveux attachés, une chemisette bleu clair. « Je la vois piloter ces mecs » dit-il avant de préciser que c’était la chef de bord. Il s’avance vers elle, et lui donne ses photos.

23h30. « Elle va très vite appeler un de ses collègues, lui demander d’envoyer ses photos à la cellule. C’est le mot que j’entends dans ma tête. J’apprendrai plus tard qu’elle parlait de cellule antiterroriste », explique-t-il. Grâce à ces images, la voiture pourra être identifiée quelques heures plus tard. On lui a dit qu’il pouvait supprimer ces photos de son téléphone. Il n’a pas pu : « c’est ce qui ancre ce moment irréel, je sais que ces photos, je les ai sur moi, ce sont elles qui me confirment que ce que j’ai vécu, ce n’était pas un rêve ».

« Ce que vous avez fait c’est extraordinaire »

 On l’emmène dans un bâtiment de l’Armée du Salut, le palais de la Femme. On y réfugie les témoins, les survivants, les gens dont ils ne savent pas quoi faire. « À ce moment -à, nous, on ne le sait pas, mais eux le savent, a lieu la prise d’otage du Bataclan ». Tout Paris est en pause. Il y a encore des attaques. Il y a encore des tirs.

 3h du matin : c’est la fin de la prise d’otage. Des bus de la RATP arrivent. Direction le Palais de Justice. Là-bas, tout le monde doit faire une première déposition. « Quand j’indique que j’ai des photos, ils me font passer devant tout le monde » expliqu -t-il.

Il raconte tout. Donne ses photos. On tente d’agrandir les images. Mais les photos sont prises sans flash, on ne pourra pas identifier les visages : « on ne voit que les silhouettes ». Un policier le regarde et lui dit : « ce que vous avez fait, c’est extraordinaire ». « Au départ, je ne réalise pas, j’ai fait ce que je pensais devoir faire, c’était une évidence pour moi » se souvient Jean Luc.

Avant de partir, on lui parle de cellule psychologique : « je vais y aller, je sais que ce que je viens de vivre, ce n’est pas normal ». On va lui expliquer qu’il peut parler. Qu’il faut qu’il fasse attention à des signes, à des réminiscences, à des souvenirs, des cauchemars, des odeurs : « des choses qui peuvent me revenir comme ça, et être le signe révélateur de ce qu’on appelle le syndrome du stress post-traumatique » précise-t-il.

« Si c’est ça le sommeil du juste, je crois que je l’ai eu ».

Des taxis les ramèneront chez eux. En rentrant chez lui, il ferme les rideaux. Il faut que cette soirée se finisse. Il se souvient avoir envoyé un message à sa femme : « Quand tu vas rentrer demain matin, n’ouvre pas les rideaux ». Enfin, il va se coucher, et comme par miracle, il s’endort : « si c’est ça le sommeil du juste je crois que je l’ai eu. J’ai dormi sans cauchemar, sans rêve, sans rien ».

Aujourd’hui, il veut raconter. Ce soir du 13 novembre 2015, il en a fait un livre. Le fait de décider de quitter la sécurité de l’appartement. De sortir sans savoir s’il allait revenir. Et s’ils avaient laissé quelque chose d’explosif ? Jean-Luc fait partie de l’association Unité nationale de secouristes et citoyens, qui forme des jeunes aux premiers secours dans les écoles « Si on est formé, on peut tous agir dans une situation grave ». Il ne veut pas lâcher : « Je me suis donné cette mission ».  Il a également créé sa propre trousse de premier secours. Ce n’est pas une simple trousse. On y retrouve un garrot, des bandages compressifs, des gants de protection pour traiter les blessures graves. Sa dernière mission : faire reconnaître le statut d’impacté . Car ce qu’il a vécu n’a pas de nom. Il n’est ni simple témoin, ni blessé. C’est d’ailleurs le titre qu’il a choisi pour son livre : Impacté .